Odysseus, un passager ordinaire

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Ulysse, le retour

L’Odyssée, épopée homérique, est un récit fondateur de la civilisation européenne. Le texte, qui prolonge L’Illiade, remonte à près de 3000 ans. C’est l’histoire d’un homme, Ulysse, qui est partagé entre explorer le monde et rentrer aux pénates, auprès de Pénélope. Si cette histoire traverse si bien le temps, c’est qu’elle nous parle encore, car il y est question d’identité, d’altérité et d’hospitalité.
Exposé à la galerie Le lieu à Lorient, le photographe Michaël Duperrin est retourné dans les lieux supposés des errances d'Ulysse en Méditerranée, pour tisser des correspondances entre passé mythique et actualité.
Son projet se nomme Odysseus, un passager ordinaire.

Dans les strates du temps

par Isabelle Nivet

La galerie Le Lieu a bâti la programmation de ses rencontres photographiques comme une nébuleuse autour du travail d’un photographe, Michaël Duperrin, et sa série Odysseus, un passager ordinaire, un road movie sur les traces d’Ulysse. On avait rendez-vous avec lui pour une demi-heure, on y est resté une heure et demie, sous le charme d’une aventure hors-norme, aux frontières du cinéma et du surréalisme, entre Buñuel et Rossellini. Il a commencé sa série, entre enquête et quête, il y a six ans. Six ans que Michaël Duperrin suit les traces d’Ulysse, empruntant les chemins que les scientifiques ont cartographiés, notamment Victor Bérard, helléniste né en 1864, qui traduisit l’Odyssée et affréta son propre navire pour reconstituer le périple et poser les sites évoqués sur une carte géographique : Selon lui, tous les indices sont dans le livre. Comme un manuel d’instructions nautiques. Pour moi, ce qui est intéressant, ce sont les entrelacs du réel et de l’imaginaire. Là où ça se croise. Circuler entre les strates de temps. Et quand on commence à creuser ça, on ouvre une boîte de Pandore… J’en ai encore pour quatre ans. Quatre ans pour se coller sur les dix de l’Odyssée. Même temps et même espace.


Des chapitres et des saisons

Chaque exposition de Duperrin est différente et à la fois la même. Recomposée au fur et à mesure des images réalisées, elle raconte pourtant toujours la même histoire, mais à base d’évocations nouvelles, d’échos au mythe : Chaque expo est comme un état des lieux. Un bilan provisoire de là où j’en suis. Des strates se rajoutent à chaque fois, je fais des sélections. Chaque sélection est une réinterprétation. Une réinterprétation sensible, intuitive, symbolique, plastique, poétique, ou parfois très concrète, et finalement pas si osée que ça, puisque Au 5e siècle seulement on a commencé à fixer une tradition orale qui existait depuis le 3e siècle. Le mythe se réélabore en permanence, mais de manière orale. Moi, je réélabore le matériau à chaque fois, je retisse différemment avec le même matériau. Je raconte l’histoire d’une manière différente, je veux qu’on soit dedans. Le voyage de Michaël se superpose au voyage d’Ulysse. Il fait escale, reste plusieurs semaines à chaque étape, revient souvent, et respire, regarde, se laisse imprégner à la fois par les lieux et son Odyssée à lui, celle qu’il porte en lui, qui l’accompagne: Dans l’épisode de Calypso, qui garde Ulysse prisonnier, il s’assoit face à la mer, pour déprimer et penser à son désir de rentrer. Je me suis assis au même endroit, mais aujourd’hui, ce sont les migrants qui regardent la mer…

Y voir du bleu

C’est à partir d’un procédé photographique ancien, le cyanotype, que Michaël Duperrin a réalisé cette série. Le résultat, des images de couleur bleu cyan, ce bleu pur bien connu des graphistes et des imprimeurs. Dans la langue d’Homère, il n’y a pas de mot pour définir le bleu. La mer est verte ou grise. Quand j’ai découvert ça, je m’intéressais parallèlement aux procédés photographiques. Pour avoir une gamme tonale large, il me fallait des images avec des micro-contrastes importants, des images où la lumière sculpte. Le résultat, des photos oniriques, flottantes, irréelles, comme vues à travers des lunettes de soleil colorées, qui pourraient être celles du chanteur Christophe, teintées d’étrangeté et de poésie.

INTENTION

D'un monde à l'autre

par Michaël Duperrin

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Odysseus, un passager ordinaire

L’Odyssée est l’histoire d’un homme mû à la fois par le désir du retour chez lui et par une insatiable curiosité qui le pousse à faire des détours, rencontrer l’autre et découvrir le monde. Ulysse tient les deux bouts de son désir, au prix de dix années d’errance. C’est lui-même qu’il découvre au bout du chemin. L’Odyssée est indissociablement expérience du monde, de l’autre et de soi. Je me rends dans les lieux supposés des errances d’Ulysse, en m’appuyant sur les travaux de l’helléniste Victor Bérard qui a consacré des années à cette tâche folle de tenter de localiser les espaces mythiques dans la géographie réelle.
Je voyage à travers des strates multiples, entre l’ici et l’ailleurs, le maintenant et l’hier, le réel et la fiction, à la recherche d’échos entre passé mythique et réalité présente.
L’expérience durera dix ans, le temps que met Ulysse à retrouver Ithaque.

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Lien vers la série photo « Odysseus - l'Autre monde »

L’Autre monde

L’Odyssée est composée au 7e siècle avant notre ère, période de troubles en Grèce qui conduit de nombreux citoyens à émigrer vers le Sud de l’Italie. Il n’y a alors ni cartes maritimes ni instruments de navigation. Cette périlleuse traversée suscite nombre de craintes et fantasmagories. Dans cette région se situeraient les épisodes de l’Odyssée liés à l’Autre monde, celui de la magie et du surnaturel.


Ulysse devra résister au funeste chant des Sirènes, à la faim devant les vaches sacrées du soleil, échapper aux monstres Charybde et Scylla et aux géants anthropophages comme le Cyclope ou les Lestrygons et se rendre jusqu’au seuil des Enfers pour y apprendre enfin le chemin jusqu’à Ithaque.
Ces photographies sont tirées en cyanotype, un des premiers procédés de tirage photographique, qui doit son nom à sa couleur. Alors que nous voyons la Méditerranée et son ciel d’un bleu intense, le mot bleu n’existe pas dans la langue d’Homère. L’adjectif qui plus tard désignera un bleu foncé renvoie dans l’Odyssée au monde de la Nuit et des Enfers, c’est-à-dire à l’Autre monde.

Le Monde de l’autre (2016-2020)

Le Monde de l’Autre réunit les épisodes de l’Odyssée qui soulèvent les questions des migrations humaines, de l’exil, du souvenir et de l’oubli d’où l’on vient. Ces questions résonnent avec l’histoire récente et contemporaine des lieux des errances d’Ulysse sur la rive Sud et orientale de la Méditerranée : déplacements de population liés au conflit gréco-turc, massacres de la seconde guerre mondiale, tourisme de masse, exode des migrants vers l’Europe, retour des émigrés vers leur pays d’origine...


Si L’Autre monde était l’univers des dieux et des créatures non-humaines, Le Monde de l’autre est celui des petits autres, nos semblables.
La réalisation du Monde de l’autre a débuté en 2016 avec Calypso, l’île de l’oubli dans le Nord du Maroc. Cet épisode a été réalisé grâce à une bourse de production du Festival Photomed.


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Lien vers la série photo « Calypso, l'île de l'oubli »

Calypso, l’île de l’oubli

Ulysse arrive seul et naufragé chez Calypso qui s’éprend de lui. La nymphe, dont le nom signifie la cachée ou la cachette, le retient pendant sept ans jusqu’à l’intervention de Zeus. Le texte homérique décrit un Ulysse mélancolique prisonnier chez Calypso, seul face à la mer, le regard perdu au loin.
Victor Bérard situe l’île de Calypso entre Tanger et Ceuta, au nord du Maroc. Là, aujourd’hui, d’autres gens s’asseyent également face à la mer, le regard tendu vers l’Europe. Ce sont des migrants qui rêvent de traverser le détroit de Gibraltar. Le parallèle s’arrête là : Ulysse veut retrouver son royaume et les siens. Ces personnes ont laissé familles et passé pour rejoindre une terre qui ne veut pas d’eux.


Le tableau de David Caspar Friedrich le voyageur contemplant la mer de nuages représentant une silhouette de dos face aux éléments constitue l’image prototype de la série. Les photographies sont des sténopés numériques (prises de vues sans objectif), procédé dont le rendu flou / net et désaturé renvoie à la peinture romantique, tandis que le traitement des images évoque la vidéosurveillance.

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crédit Ingrid Fariasa

Les compagnons d’Ulysse (2013-2020)

Dans la région de Naples, où a débuté Odysseus, un passager ordinaire, j’ai été frappé par la présence physique de la plupart des gens... J'ai commencé à photographier des personnes qui m’interpellaient par leur manière d’être singulière. Je leur demandais de poser selon un protocole simple : se tenir debout face à moi, sans expression particulière, et respirer profondément, jusqu’à sentir leur respiration dans le sol. Je ne m’attendais pas à ce qu’à leur présence se mêle une part d’absence, un ailleurs irréductible. On peut imaginer reconnaître en eux ceux avec qui Ulysse est parti, dont pas un seul n’est rentré, ou ceux dont il a croisé la route.


Tirés sur des voilages semi-transparents, Les compagnons d’Ulysse forment une installation aux dimensions variables. Ces voiles sont comme des échos des disparus en mer, des âmes des défunts qui s’élèvent des Enfers, ou du tissage que Pénélope fait et défait pendant des années. La série comprend à ce jour 20 photographies.

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Lien vers la vidéo « Odysseus, la traversée »

Odysseus, la traversée

Vidéo slowmotion d'une traversée en Méditerranée qui rappelle tout à la fois la puissance des éléments, celle des Dieux dont ils sont la manifestation, les migrants d'aujourd'hui et la peinture romantique. Il n'a ni vaisseau à rames ni marins qui puisse l'emmener sur le flot énorme des flots (Homère).

BIOGRAPHIE

MICHAËL DUPERRIN

M Dupperin Odysseus

Né à Toulouse en 1972, Michaël Duperrin vit et travaille à Marseille. Il se tourne vers la photographie après des études de cinéma. Il se forme à l'Atelier Reflexe, au Centre Jean Verdier puis retourne à la fac à Paris 8 pour un Master dirigé par François Soulages. À la frontière de l'intime et du mythe, ma pratique de la photographie est une tentative de donner forme à l'invisible et à l'être, d'en faire surgir la trace, la présence. Enfant, j'étais fasciné par une photo dans la chambre de mes parents, le portrait d'un oncle mort bien avant ma naissance.

Il expose régulièrement dans des festivals, galeries et lieux publics en France et à l'étranger, et publie portfolios et articles dans les médias photo.
Auteur de livres de photographie : En son absence (Editions, Séguier 2010) et Transports sans fin (autoédition, 2005). Il est cofondateur de l'association L'Image Latente où il anime stages, rencontres d'auteurs et lectures de portfolio.
Il est également membre du Studio Hans Lucas.


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REVUE DU WEB

En quête de soi

Le Télégramme >>> Michaël Duperrin est-il photographe ? Bien sûr. Philosophe ? Sûrement. Passionné de mythologie ? J'ai un goût pour les sciences humaines, résume-t-il. Dès le premier pied posé dans l'exposition, le visiteur est happé par un univers original, entre photographie et peinture. Entre l'Antiquité et aujourd'hui. J'ai fait des études de cinéma. Seule la réalisation m'intéressait. Mais c'était trop long, trop lourd... alors que je suis tourné vers la photo, raconte Michaël Duperrin.

Chroniques Nomades >>> À mi-chemin de sa vie, Michaël Duperrin a éprouvé la nécessité de partir sur les traces d’Ulysse. Si le héros de l’Odyssée est partagé entre le désir de retrouver sa patrie après une longue absence et une curiosité qui l’entraîne malgré lui vers un enchaînement de détours et d’aventures, c’est cette seconde idée, celle d’un parcours initiatique vers la connaissance des autres et d’abord de soi-même, qui a retenu l’attention du photographe.

TK-21 >>> J’ai entrepris en 2011 de refaire le voyage d’Ulysse (première partie) : rubrique dédiée à Odysseus, un passager ordinaire, en deux parties.

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