État second

groupe marche sur la cote- banner

Qui chante les lèvres fermées nous transporte dans un état second, auprès d’un groupe d’îliens, un chœur antique qui déambule sur une côte rocheuse face à l’océan apaisé. Tout ici n’est que douceur, à commencer par le noir et blanc de l’image, la grâce des mouvements, la gravité des regards. L’immensité du paysage ouessantin accueille l’intériorité des humains hantés par la conscience de la mort.

Ce ballet est une cérémonie funéraire que la photographe réalisatrice Nolwenn Brod met en scène avec les membres du cercle Korriged Is de Douarnenez, s’appuyant sur La Complainte du bateau perdu, une gwerz en langue bretonne, et sur des poèmes d’Erwann Rougé.

Ce glissement dans un monde parallèle, entre réalité et abstraction, entre présence et disparition, fait de ce film une expérience proprement cinématographique, au sens où le cinéma est l’art de faire revenir les fantômes.

Une pépite.

FILM

QUI CHANTE LES LÈVRES FERMÉES

de Nolwenn Brod (2023 - 16’)

Cinq femmes se réunissent pour une Proëlla à la suite du naufrage d’un bateau ouessantin qui transportait essentiellement des femmes. Leurs proches se joignent à elles pour célébrer ces disparitions soudaines et accompagner les défuntes dans l’au-delà, par le chant et la danse.

>>> un film autoproduit avec le soutien de Tita B Productions

INTENTION

Explorer le monde intérieur

Danseurs devant l'église - Qui chante les lèvres fermées

par Nolwenn Brod

Invitée en résidence par le musée de Bretagne sur l’année 2021-22, j’ai réalisé une série de photographies sur Brest, ma ville natale, en explorant les différentes formes de relation au vivant. Au cours de mes recherches sur le territoire du Léon, dont l’île d’Ouessant fait partie, j’ai découvert le rite funéraire de la Proëlla. J’ai alors eu l’envie de réaliser un film court, symbolique, fictionnel, contemplatif, inspiré de cette coutume.
La mort d’un proche est un événement tragique, mais notre réaction diffère selon notre culture. Mon premier projet photographique, Va-t’en me perdre où tu voudras, parlait de la disparition de mon père, mort en Irlande. Pour le film Qui chante les lèvres fermées, il s'agit de la mort de femmes, de mères, suivie d'une adaptation contemporaine du rite funéraire de la Proëlla. La coutume, à l’origine païenne et devenue chrétienne, rend hommage aux marins disparus en mer. Le film est un moyen d’explorer le monde intérieur lors du rituel funéraire et du deuil, en scrutant le visible et l’invisible, où voir, savoir, revoir se mêlent. Il y a les vivants sur terre et ceux qui périssent en mer. Dans le film, ceux qui évoluent à terre se connectent avec les femmes péries en mer. La frontière entre les vivants et les morts s’estompe.


Le manque d’archives sur ce rite a été propice à mon imaginaire. La notion de rite funéraire m’évoque les rites africains qui célèbrent la mort sur plusieurs jours par le chant et la danse, tels que les a documentés le réalisateur Jean Rouch. Ainsi, mon film mêle la danse traditionnelle bretonne et la danse contemporaine, les gwerz chantées/dites en breton et les poèmes contemporains dits en français. Pour mener à bien mon projet, j’ai sollicité le cercle Korriged Is de Douarnenez, qui mêle la danse traditionnelle bretonne et la danse contemporaine. Ce sont leurs corps et l’humanité qui se dégage du groupe qui m’a tout d’abord séduite. Une pluralité de corps sociaux aux esthétiques différentes – des grands, des petits, des corps forts ou chétifs –, d’individualités, entre force et vulnérabilité, qui font communauté. Par ailleurs, l’île d’Ouessant était appelée dans le passé l’île aux femmes. J’ai alors choisi la gwerz La Complainte du bateau perdu, qui raconte le naufrage d’un groupe de femmes ouessantines qui faisait la traversée sur le bateau Le Saint-Jean en 1876. Nous pourrions faire Proëlla pour les naufragés en Méditerranée écrit Erwann Rougé dans son dernier recueil de poèmes, Proëlla. Je l’ai sollicité afin d’inclure des extraits de ses poèmes dans le film. Enthousiasmé par le projet, il m’a laissé l’entière liberté de les utiliser. Le titre du film, Qui chante les lèvres fermées, provient d’ailleurs d’un de ses poèmes.

TRADITION

La cérémonie de la Proëlla

proella danseuse ouessant

Sur l’île d’Ouessant, lors de l’annonce du décès d’un marin, l'on allumait une croix de Proëlla, symbolique du corps du disparu. Faite de deux mèches de coton enduites de cire naturelle, elle était portée en procession nocturne au domicile du disparu. Dans le penn brao, la partie de la maison utilisée pour les cérémonies, on dressait une chapelle blanche. Devant la croix d’argent installée à l’extrémité de la table proche de la fenêtre, on posait deux coiffes traditionnelles, des koricher, placées en croix, au centre desquelles on posait la Proëlla. Parfois, un ruban entourait la coiffe, sa longueur marquait la richesse de la famille. Deux chandeliers de verre, une coupe d’eau bénite et un rameau de buis complétaient le tout. Au 20e siècle, la photo du défunt s’ajouta au dispositif.


La veillée funèbre pouvait alors commencer, et la famille, entraînée par une femme âgée, priait autour de la table. Les amis et proches venaient rendre hommage au défunt, bénir le corps et présenter leurs condoléances. Le lendemain, après l’office des morts, la Proëlla était déposée dans l’église paroissiale au sein d’une urne en bois, près de la statue de saint Joseph. Lors d’une mission ou à l’occasion d’une visite de l’évêque, ce coffret était vidé dans une fosse au cœur du cimetière de Lampaul, sous un petit mausolée portant l’inscription : Ici, nous déposons les croix de Proëlla, en mémoire de nos marins qui meurent loin de leur pays dans les guerres, les maladies et les naufrages.
Le rite est peu à peu tombé dans l’oubli, et plus aucune Proëlla n’a été pratiquée depuis les années 1960.

BIOGRAPHIE

Nolwenn Brod

Nolwenn Brod

Née en 1987 à Brest, Nolwenn Brod est une artiste et photographe française basée à Paris. Diplômée de l’école des Gobelins, elle commence son parcours artistique en Irlande en 2015 avec son projet photographique Va-t’en me perdre où tu voudras, où elle part sur les traces de son père. Puis elle s’intéresse à des villes au passé industriel ou portuaires, touchées par la guerre : Lodz, Varsovie, Gdansk, Beyrouth et plus récemment Brest. Dans ses photos, il est souvent question de la représentation d’un combat intérieur, d’un duel, des formes créées par les forces en conflit. Elle observe de façon minutieuse les gestes signifiants du quotidien, la micro-sensation, le micro-événement. Ses projets sont également souvent nourris de compagnonnages littéraires : Le structuralisme de la rue de Witold Gombrowicz lors de la réalisation du Temps de l’immaturité en Pologne, sur les lignes de Gilles Deleuze pour les photographies de La Ritournelle en Creuse, et plus récemment, à Brest, Jean-Luc Nancy, Charles S. Peirce ou encore Tanguy Viel inspirent Les Hautes Solitudes.
Nolwenn Brod s’intéresse aussi à la vidéo, et a réalisé son premier projet court, Lutte au crépuscule, en 2014, suivi quelques années plus tard par Qui chante les lèvres fermées.
Ses œuvres sont régulièrement exposées en France et en Europe et font partie de plusieurs collections, telles que celles de la BNF, du musée de Bretagne ou encore de la villa Noailles.

REVUE DU WEB

Retour au pays

INA >>> Des habitants d’Ouessant racontent la cérémonie de la Proëlla, et les naufrages, qui font partie du quotidien des Ouessantins.

LES CHAMPS LIBRES >>> Nolwenn Brod revient sur son exposition Les Hautes Solitudes et sur le court métrage Qui chante les lèvres fermées.

COMMENTAIRES

  • 16 Janvier 2024 00:26 - Luca

    Très touchant!

    Je demande si quelqu’un connait titre et interprète de la chanson du documentaire INA « le sentinelle d’ouessant »
    Merci

  • 15 Octobre 2023 18:48 - Lucie Guillebaud

    Superbe, merci

  • 1 Septembre 2023 12:27 - Lania

    Bonjour
    J'ai pu voir ce reportage aux Champs Libres de Rennes.
    Une belle émotion. Un moment intense. À me rappeler "Le voyage de Tania" * un film Russe à propos d'une république lointaine aujourd'hui disparue, où se perpétuait un rituel différent émouvant de même.

  • 15 Août 2023 09:10 - ERWANN ROUGE

    rien dire de plus.

CRÉDITS

réalisation et montage Nolwenn Brod
image et étalonnage Matthias Germain
son, montage son et mixage Lucie Hardouin
assistante réalisation Manon le Gourrierec
assistante montage Camille Olivier

danseurs Cercle Korriged Is, Lucille Pentecouteau
chorégraphe Gildas Sergent
costumes Emmanuelle Prémel-Cabic
musique Fantazio

lumière Céline Lixon
drone Anne Beaugé
régie Jean-Yves Glemarec
croix de Proëlla Guillaume Bervas

Artistes cités sur cette page

Nolwenn Brod

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