Inspirations

hotel sun sad paradise

Quand le photographe René Tanguy rencontre un poète breton, Youenn Gwernig, en 2006, un troisième larron s'impose d'emblée : Jack Kerouac, le romancier du mythique Sur la route, toujours vivant quarante ans après sa mort. Car Kerouac a succombé en 1969, après 47 ans d’une vie intense et enivrée, coupant net son élan vers la Bretagne de ses origines. Le héros de la Beat generation vivait dans l'obsession de ses ancêtres bretons, partis de Huelgoat pour le Québec au début du 18e siècle.

Gwernig et Kerouac vont vivre une amitié de trois ans, aux États-Unis d'abord, puis par correspondance. Elle devait se poursuivre en Armorique mais le sort en a décidé autrement. Quand René Tanguy tombe sur cette histoire, elle se met aussitôt à résonner en lui. Comme les personnages de Sur la route, je ne vais nulle part, faisant des photos qui ne servent à rien, engagé sur la trace de fantômes et ne trouvant finalement que mes propres empreintes, celles que je suis en train de fabriquer.

Une expo aux Capucins de Brest, un bouquin chez Locus Solus et un entretien vidéo chez Oufipo témoignent de l'inspiration du photographe en présence de cette amitié ultime.

Périple photographique

par Jean-Luc Germain et Virginie de Rocquigny (2018 - 16')

Des Monts d’Arrée à la Floride, René Tanguy a réalisé un voyage photographique à partir de la correspondance entre Jack Kerouac et le poète breton Youenn Gwernig. Une amitié forte, qui marque les trois dernières années de l’auteur de Sur la route (1922-1969). René Tanguy nous entraîne dans ce périple à travers cinq photographies extraites de son livre, Sad Paradise, publié aux éditions Locus Solus.

>>> un sujet produit par Oufipo

EXPO

LA DERNIÈRE ROUTE DE JACK KEROUAC (1966-1969)

par Jean-Luc Germain

Tu me manques vraiment. Je crois que tu es le seul homme que je connaisse aujourd’hui dont la conversation et la présence sont un cadeau. Écrite par Jack Kerouac - pour qui, on le sait, la fraternité était une forme d’oxygène - cette phrase adressée à Youenn Gwernig résume l’intensité et la sincérité de l’amitié fulgurante qui réunit l’un des plus grands écrivains américains du 20e siècle et un poète, musicien et sculpteur breton, alors inconnu. Noué en 1966, ce fil fut rompu en 1969, avec la mort de Jack.

C’est en 1957 que Youenn Gwernig, en manque de travail, quitte la Bretagne et franchit l’Atlantique. Âgé de 32 ans, l’Armoricain né à Scaer, devient l’Américain et s’installe dans le Bronx à New York, où sa famille le rejoint bientôt. Pendant douze ans, il exerce le métier de sculpteur sur bois et réalise des copies de meubles anciens pour de riches collectionneurs.


Les soirs de blues, il sort sa cornemuse et joue quelques airs celtiques sur le toit de son immeuble. Il écrit également de la poésie. 1957 est aussi, faut-il y voir un signe du destin, l’année de la publication de Sur la route. Refusant de jouer le rôle de porte-parole de la contre-culture, inadapté à la société, aveuglé par les feux médiatiques, Jack Kerouac s’est isolé du monde. Ignorant que ses écrits autobiographiques vont transformer durablement la vie culturelle et politique de l’Amérique, il vit à Lowell, sa ville natale, avec Mémère, sa mère, et Stella, sa dernière femme. Il a sombré dans l’alcool, mais continue, tant bien que mal, à écrire de nouveaux livres.

C’est en déambulant dans les rues de New York que Youenn Gwernig découvre Sur la route, dans la vitrine d’un libraire. Le patronyme rocailleux de l’auteur, terriblement breton, lui rappelle le nom d’un hameau, Kerouac’h, situé près de chez lui, dans le Finistère. Dès lors, il n’a de cesse de lire tous les livres de Kerouac jusqu’à la sortie, en 1966 de Satori à Paris, qui donne à Gwernig l’envie et l’occasion d’approcher son mystérieux cousin. Il lui écrit, via la revue Evergreen. Jack lui répond rapidement et manifeste une forte volonté de le rencontrer. Commence alors une correspondance qui durera un peu plus de trois années. Cette relation épistolaire s’accompagne de rencontres mémorables, de virées nocturnes, de cuites gigantesques…

Vite complices, les deux hommes, francs buveurs et grandes gueules, fomentent un projet d’écriture (un roman à quatre mains est commencé), et discourent de littérature et d’art en général, lors de conversations enflammées… Le grand sujet de leurs débats est la Bretagne, son histoire, sa culture. Youenn Gwernig donne même des cours de breton à un Kerouac obsédé depuis toujours par le mystère de sa généalogie. Jean-Louis Kerouac, dit Ti-Jean, est né d’une famille de Canadiens-Français. Le français est sa langue maternelle, mais son père lui rappelle souvent : Ti-jean, n’oublie jamais que t’es breton. Toute sa vie, dans ses écrits comme dans ses déambulations terrestres, la recherche de ses racines nourrira sa quête spirituelle. L’amitié avec Youenn Gwernig rend ce graal d’autant plus concret que le Breton, quand il rentre au pays, accumule les recherches et suit la piste des origines de Jack Kerouac. Ce dernier envisage même, après Big Sur, de revenir en Bretagne pour écrire un deuxième tome consacré à la mer. Mais les difficultés financières, l’état de santé de Mémère, la dépendance à l’alcool de Jack ne feront que reporter à l’infini ce voyage de toutes les espérances. Youenn et sa famille quittent définitivement New York à l’été 1969. Jack promet de les rejoindre un peu plus tard, mais il meurt en octobre de la même année, avec le billet d’avion dans la poche. Ironie de l’histoire, ni lui ni Youenn ne savent à ce moment-là qu’ils sont quasiment originaires du même village breton.

ORIGINES

Gwernig-Kerouac, l'amitié ultime

L’histoire qui court dans Sad Paradise (éditions Locus Solus, 2016) commence le 14 mars 1966, lorsque Youenn Gwernig écrit à Jack Kerouac : Cher monsieur et compatriote. Quand je suis arrivé dans ce pays, j’ai acheté un de vos livres Sur la route, juste parce que votre nom me rappelait le nom d’un lieu-dit, Kerouac’h, près de ma ville natale qui n’est pas loin de Quimper...

Elle se termine trois ans et demi plus tard, le 21 octobre 1969, quand Kerouac casse sa pipe d’avoir trop tiré sur le tuyau de la vie. L’épilogue épistolaire a eu lieu l’été précédent, l’Américain ayant adressé à son correspondant finistérien une dernière carte lapidaire qui dit : Cher Breton, j’espère que tu m’as désormais pardonné, espèce de gros tas de pierres. La fermeture de la parenthèse est signée Ti Jean Kerouac, dont on ne sait s’il a jamais lu la réponse magnifique, datée du 19 septembre 1969, que rédigea l’ami Youenn, de retour aux sources après avoir quitté la Babylone de la baie d’Hudson.


S’il l’a vue, elle lui a certainement fait mal et aussi beaucoup de bien. Je ne veux plus écrire, écrire c’est de la merde, de la grosse merde, je veux marcher dans la forêt et asseoir mon cul au lever du soleil, au milieu, au beau milieu de la route, et regarder le soleil se lever et lui rire au nez, et rentrer à la maison quand j’ai envie avec un grand sac de champignons, et les cuire comme tout le monde les aime, s’enthousiasme Youenn Gwernig. L’invitation à le rejoindre se transforme involontairement en épitaphe anticipée, adressée à celui qui avait toujours cherché, sans jamais recoller les délires et les rêves, à faire rimer Amérique et Armorique. La lettre de plein vent se poursuit et, quelques lignes plus loin, le couteau fouille un peu plus la plaie de celui qui se débat avec ses démons, l’alcool, l’épuisement qui gagne : Tous les matins, je grimpe le Menez Mikael, le point culminant de la Bretagne, à vingt minutes d’ici (en voiture), juste pour regarder le soleil se lever, et parfois je peux apercevoir l’océan Atlantique et la Manche, et je regarde le soleil se lever sur mon pays. Il n’y a personne autour, ni maisons, que des ajoncs et de la bruyère, et un vent formidable.

Et un vent formidable... En décachetant cette lettre, osons le croire, Kerouac a du se marrer. Peut-être même que cette vision offerte en présent par son pote qui connaissait la valeur de ces mots de fougère, de granit et de terre natale, a apaisé l’errant en bout de course, flottant dans un de ces costumes de légende que l’Amérique taille toujours trop grand. Salut Youenn, tu la tiens la vérité, surtout ne la lâche plus.

Laissons les suppositions et les fantasmes pour revenir à une certitude. Même s’il est venu jusqu’à la pointe extrême de ses origines en effectuant ce voyage vers Brest qu’il raconte en 1966 dans Satori à Paris, Jack Kerouac n’a jamais approché de plus près ses racines et sa Bretagne qu’au contact du colosse Gwernig.

Vu de notre côté du mythe, être l’ami, l’intime de l’auteur de Sur la route, est quelque chose d’énorme, d’incroyable. Mais pour l’écrivain, qui sait si, dans ces années d’agonie, de solitude, de détresse, l’amitié rassurante du plus grand poète breton vivant : 1 m 92, qui confesse dès sa première missive une petite faiblesse pour les alcools forts ne fut pas l’une des dernières offrandes de l’existence ? Il le lui avoue d’ailleurs de manière émouvante, le 19 juillet 1967 : tu me manques vraiment. Je crois que tu es le seul homme que je connaisse aujourd’hui dont la conversation et la présence sont un cadeau.

Sous cet angle-là, c’est alors un curieux personnage qui naît au fil de cette correspondance de 25 lettres et deux petits mots. Fait d’un morceau de Breizh, qui voulait se mesurer aux grands espaces en venant vivre à New-York, et d’un gros bloc d’America, que les Monts d’Arrée obsédaient, baptisons-le Kernig ou Gwerouac, farfadet imaginaire soulignant la fusion et l’abandon de soi qui réunissaient ces deux frères d’esprit. Un cousinage résumé par l’incantatoire et on sera les rois de la Bretagne, une de ces envolées lyriques chères à Gwernig.

Comme le dit très justement le photographe René Tanguy, qui a donné l’impulsion de ce livre : ce qui, à mon sens, caractérise le mieux cette Beat generation, c’est la liberté, l’individualisme, mais surtout l’amitié, comme philosophie, comme idéologie. Dès lors, la relation entre les deux hommes, faite de courtes rencontres, de beuveries, de délires, mais aussi de beaucoup d’absence, de rendez-vous manqués et de rêves qui ne se réaliseront jamais - dont un retour souhaité de l’écrivain en pays d’Huelgoat – a, pour Jack Kerouac, des allures de crépuscule de l’amitié. Une amitié sincère dans laquelle l’écrivain, indomptable zèbre aux prises avec des problèmes d’argent, de femmes, d’inspiration, se livre en toute honnêteté.

Leurs échanges fourmillent d’informations précieuses. Sur ses recherches généalogiques concernant ses ancêtres. Sur leur complicité : Mémère va bien et toutes les fois qu’elle pense à toi, elle rit ! Ma mère t’aime et attend tes visites avec plaisir. Sur son désir de venir en Bretagne : Ce que je veux maintenant c’est que tu me trouves une belle auberge au bord de la mer dans le Finistère, où je pourrais enfin écrire à minuit le deuxième tome de La mer. Sur ses cruelles difficultés financières : J’ai du mal avec cette machine à écrire, je n’ai même pas un sou pour en acheter une neuve. Celle-ci est d’occasion, comme d’habitude. C’est tout de même drôle de la part d’un auteur américain qui a écrit 17 livres, publiés dans 42 pays et en 17 putains de langues différentes, et dont le nom est un mot de passe à Varsovie, Moscou et Trifouillis-le-Merde en Illinois. Ça pue.

Et puis, sans prévenir, au détour de ces échanges jamais anodins, notamment lorsqu’ils évoquent la banalité du quotidien, il nous gratifie du récit halluciné de son voyage en Europe. Fulgurant, puissant, délirant, se dessine un pur moment de littérature, l’épicentre de cet embryonnaire petit roman épistolaire de la fraternité masculine. Comme dans Satori, Jack Kerouac semble regarder le monde à travers le fond d’un verre. L’haleine est chargée, le pas chancelant, mais que le regard de Jean-Louis la Merde, comme il se nomme parfois, est vif.

À cette picaresque aventure érotico-éthylique, narrée dans la plus longue lettre de Kerouac, répond par antithèse le texte le plus bref : celui du panonceau qui sur la porte attend Gwernig lorsqu’il vient pour la première fois rencontrer son futur ami à Lowell. Il est écrit, en français : Youenn. Je suis allez te téléphoner. Attends une minute. Attendre une minute pour rencontrer celui qui a changé la face de l’Amérique. Pourquoi pas une éternité ? Que de promesses derrière cette porte encore fermée.

LES GUIDES

Fantômes

Au carrefour des chemins, indécis et déterminé, René Tanguy invente une déambulation où s’entremêlent tribulations réelles, mesurables et tangibles, et cheminements intérieurs, dont le déroulement s’égare parfois dans les replis secrets de l’être et les coins sombres de la mémoire. L’impasse y côtoie la ligne de fuite, le spectre est cousin du fantôme.

Fils d’un humble Ulysse des temps modernes, dont les absences chroniques ont engendré une figure presque légendaire, que des images floues et fugitives enregistrent à peine, père d’un garçon rêveur et d’un globe-trotter, déjà parti à la recherche d’un monde sans visa, René Tanguy était fait pour se lancer Sur la route. Fait pour répondre à ce livre, dont le nom claque comme une injonction. Fait pour aller vérifier sur pièces que la philosophie de l’amitié et le puissant goût de liberté chantés par Jack Kerouac, ne sont pas de vains mots. La promesse a été tenue.

Elle a même pris une force supplémentaire lorsqu’Hervé Quéméner, auteur d’un livre sur Kerouac, le mena en 1999 sur la piste de Youenn Gwernig, à Locmaria-Berrien. Un hasard sorcier reliait soudain Armorique et Amérique, autrefois et aujourd’hui. Cette rencontre décisive a ouvert la voie qui mène à ce livre...


Sans ces deux guides, René Tanguy se serait-il autant interrogé sur son propre déracinement, qui lui fait dire aujourd’hui avoir toujours vécu comme une chance le fait d’être de nulle part ? Cette partance viscérale, ce désir irrépressible d’être ailleurs, inoculés dès l’enfance, bousculent depuis toujours sa vie et ses images. Tout n’y est pas certain, rien n’est arrêté, l’horizon se fait la belle et le flou existentiel l’emporte souvent sur le point d’ancrage. La possibilité du voyage est probablement la clé qui entrouvre le coffre de ce bourlingueur, dont les déambulations muettes et immobiles ne sont pas les moins passionnantes.

Le voyage, la littérature, l’amitié, la figure mythique d’un ange déchu ont été, on l’aura compris, des détonateurs déterminants.

Il restait cependant à trouver le sentier qui mène à la photographie. C’est d’abord une image belle comme une fable : celle d’un Kerouac sur le départ, heureux de vivre, heureux de survivre une fois encore à la nuit, la mèche rebelle, la chemise sombre surlignant le tricot immaculé, un rayon de sourire sur le visage. On ne sait ce que contient sa valise, mais elle est bourrée à craquer de liberté.

Ce matin-là, le gars de Lowell a emporté tous les possibles dans son sillage. Malheur à celui qui essaiera de lui piquer son rêve. Et face à lui, l’œil lumineux de tendresse, de compréhension et d’amitié pour ce magicien qui fait tourner les tables de la littérature, un homme cueille cet instant de grâce. Il s’appelle Robert Frank. Je ne pensais pas qu’on pouvait prendre en photo des choses que les mots décriraient beaucoup moins bien, dans leur intégrale splendeur de visible, disait l’écrivain à propos du photographe suisse.

La carte sensible est maintenant presque dessinée, les compagnons de route choisis, les esprits convoqués. La quête sans but, la seule qui ait du sens, peut commencer.

Le vrai titre du livre de Kerouac c’était Sur le chemin et il me semble que c’est la meilleure des indications. Comme les personnages du roman, je ne vais nulle part, faisant des photos qui ne servent à rien, engagé sur la trace de fantômes et ne trouvant finalement que mes propres empreintes, celles que je suis en train de fabriquer, raconte le photographe brestois. Orpailleur fétichiste, traquant les miettes de destinée de Youenn et Jack, ses deux grands frères éclaireurs, sur la rivière Merrimack au Canada, à New-York ou au fond des Monts d’Arrée, il s’est découvert archéologue de son identité, écrivant sa propre fiction.

Une dimension essentielle reste encore à évoquer pour comprendre le rythme, le beat interne des mots mêlés à toutes ces images de solitude et d’effondrement. Ce livre de photographie est à écouter comme on regarde ce lâcher prise qui emporte parfois les musiciens : une trame, trois accords, on y va, et c’est parti.

Une unisson à la fragilité revendiquée y associe l’énergie géniale de Jack Kerouac, la fidélité de Youenn Gwernig et l’hommage, hanté et reconnaissant, que leur rend René Tanguy, dans un champ visuel où le passé décomposé et l’oubli omniprésent, improvisent des instantanés d’amitié. On peut aussi y voir un état de la grâce primitive d’un monde volontairement indéfini, cueilli juste avant son effacement imminent.

Extrait de Sad paradise, la dernière route de Jack Kerouac (éditions Locus Solus, 2016).

REVUE DU WEB

Pas de dernier voyage en Bretagne

LE FIGARO >>> Pendant cinq ans, à raison d'un ou deux voyages par an en Amérique du Nord, le photographe traquera les empreintes de cette amitié des deux côtés de l'Atlantique après avoir pris connaissance de cette correspondance longtemps inédite.

L'ORIENT LE JOUR >>> Ce sont de jeunes mecs encore, dans les débuts de la quarantaine, ils font la bringue ensemble (...) Une amitié très forte les unit. À cette époque, Kerouac est seul, perdu, il a sombré dans l’alcool... C’est son dernier ami, résume le photographe.

COMMENTAIRES

    Artistes cités sur cette page

    René Tanguy photographe

    René Tanguy

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