Le fouet de la langue

Miniature - Dimitri Bortnikov

En accueillant l’écrivain russe Dimitri Bortnikov en résidence, la Ville de Lorient a fait le choix d’un raconteur d’histoires. Cet auteur, qui écrit dans une langue qui n’est pas sa langue maternelle, interroge les frontières entre la fiction et le réel. Durant deux mois, de mai à juillet 2016, il a travaillé à sa création, tout en participant à des ateliers, des rencontres, faisant preuve d’une présence active dans le quartier de Kerguillette-Petit Paradis, au cœur du grand quartier de Keryado, un ensemble d’habitat social bénéficiaire de la Politique de la Ville. Toutes ces actions ont eu pour objectif de privilégier la rencontre directe entre les habitants, l’auteur et ses œuvres.

DIMITRI BORTNIKOV, DE L'EST À LORIENT

par Hervé Portanguen (2017 - 13')

J’appelle Dimitri en ce printemps 2017. Notre rencontre remonte à l’année dernière, lorsque sa résidence d’artiste s’achevait dans le quartier de Keryado, à Lorient. Son livre est publié maintenant, et salué par la critique. Dimitri enchaîne les promos. Il y a beaucoup d’articles, d’interviews sur le net, mais aucun ne m’éclaire sur le choix du titre :

Face au Styx

.

Je le fais remarquer à Dimitri qui me dit qu’on ne lui a pas posé la question. Sa réponse est, comme toujours, généreuse, sincère, immédiate, vigoureuse :

C’est parce que les choses les plus importantes se profilent quand l’écrivain est devant la mort ! Pour l’instant toi et moi on est du bon côté du fleuve, du bon côté de l’herbe, du bon côté des pissenlits ! D’ailleurs le titre aurait pu être « Du bon côté de l’herbe »

!

Hervé Portanguen

INTENTIONS DE L’ÉCRIVAIN

LA PAIX EN GUERRE

Dimitri Bortnikov

Le livre que j’écris raconte l’histoire d’une communauté qui se forme à la suite de migrations de plusieurs peuples chassés par la guerre. Quelque part en Transnistrie, plusieurs communautés de migrants sont bloquées : Érythréens, Syriens, Ukrainiens, Irakiens. La guerre est partout. Les Carpates sont en flammes. Moldavie et Roumanie refusent le passage aux migrants. Cette petite ville qui a été roumaine avant la révolution d’octobre est passée plusieurs fois aux mains des Russes, des Moldaves, des Ukrainiens de l’ouest, des Hongrois. Les gens parlent soit russe, soit roumain. Ils accueillent les migrants, des musulmans pour la plupart, d’abord chaleureusement, ensuite avec de plus en plus de réticences. Et ça se termine dans l’hostilité. Les forces de l’ONU sont dépassées et pour faire régner la paix elles entrent en guerre. Contre tous. Il n’y a plus d’ennemi commun. L’ennemi est celui qui arrive, c’est l’autre. Les épidémies se déclarent. La ville est bloquée et personne n’a plus la force de faire la guerre puisque tous les moyens de survie sont concentrés pour éviter la contagion. La ville est abandonnée par toutes les forces armées. Les habitants restent livrés à eux-mêmes, à leur mort à venir. Dans cette désolation totale quelques personnes, les fils de dignitaires de l’État, décident de former une république indépendante. Pour la légitimer, ils ont besoin d’un accord de l’ONU. Celle-ci envoie une délégation de médecins pour vérifier si le cessez-le-feu est observé. Toute la délégation est tuée et l’ONU envoie une commission chargée de rédiger un rapport sur ce qui s’est passé. Ce qu’elle découvre la pétrifie au point qu’elle n’ose pas faire ce rapport. Et ce rapport va être le cœur de mon livre.


Le problème que j’essaie de circonscrire est le comment une communauté se forme et se dissout. Sur quelles bases. Je veux voir clairement quelle est la responsabilité collective et comment elle se traduit dans la responsabilité individuelle. Comment fonctionne la notion de la responsabilité que l’individu peut considérer sienne dans la formation d’une communauté et dans sa dissolution. Je veux faire vibrer de nouveau la corde – métaphore d’Ivan le Terrible dans ses lettres au Prince Kourkouski : Christ est venu comme la guerre vient en paix, moi je suis la paix en guerre.
Ce qui m’inspire et m’intéresse dans une ville comme Lorient c’est comment chaque quartier de la ville voit ses différences dans le miroir qui est pour lui l’autre quartier. Comment le quartier du port voit sa propre image reflétée dans le quartier voisin, qui n’a pas accès à la mer. Ce qui me fascine dans la formation des villes c’est de voir comment l’espace physique, géographique se traduit en espace mental, qui nous sépare, au moment de la guerre et nous unit au moment de la paix.
Les tensions entre les quartiers qui se voient comme de simples différences au moment de la paix se transforment en inimitié et dans la haine au moment où la guerre vient à nos portes. La question est : d’où vient la guerre ? De l’intérieur ou de l’extérieur ? Les guerres civiles ne sont que les discordes d’une maison qui peuvent être transformées en accord face à la menace extérieure. L’entrée en guerre, paroxysme de différences peut être à la fois la sortie de la guerre et la porte par laquelle l’horreur arrive. La seule chose qui peut maintenir la paix dans une communauté c’est de savoir comment cette communauté a été formée. D’où vient la nécessité pressante du savoir historique, romanesque, c’est à dire la lecture qui est la formation de l’appareil qui nous est nécessaire à tous pour que nous voyions ce qui nous dépasse et fait en sorte que nous soyons nous-mêmes.
Dimitri Bortnikov

BIOGRAPHIE

DIMITRI BORTNIKOV

Dimitri Bortnikov

Né en 1968 au bord de la Volga à Kouïbichev (aujourd’hui Samara), Dimitri Bortnikov a débuté des études de médecine avant de s’engager dans l’armée pour deux années qui l’ont conduit jusqu’au Pôle nord. Tour à tour aide-soignant dans une maternité, professeur de danse, cuisinier particulier chez une comtesse russe à Paris, il écrit très tôt. Son premier roman, Le syndrome de Fritz, écrit en russe, est publié en 2002 et reçoit le Booker Prize russe. En 2005, il publie Svinobourg. Arrivé en France, il abandonne sa langue maternelle pour adopter le français en publiant Furioso en 2008. S’ensuit Le repas de morts en 2011 et une traduction du slave en français des lettres d’Ivan le Terrible en 2012.


BIBLIOGRAPHIE
Je suis la paix en guerre (Editions Allia, 2012)
Repas de morts (Editions Allia, 2011)
Le Syndrome de Fritz ( Ed. Noir sur Blanc, traduction Julie Bouvard, 2010)
Svinobourg (traduction Bernard Kreise, Le Seuil, 2005)
Furioso (Editions Musica Falsa, 2008)
Face au Styx (Editions Rivages, 2016)

REVUE DU WEB

UN LIVRE-PERCUSSION

France Culture, La Grande table >>> Si le lecteur de Face au Styx se perd dans cette déambulation, il est surtout pris au piège d'une logorrhée interminable (de plus de 700 pages) mais surtout étourdissante. Car Dimitri Bortnikov se plaît à faire de constants pieds de nez à la syntaxe, la grammaire et la ponctuation de notre langue.
La langue russe, c'est un fouet. La langue française, un fleuret.
Dimitri Bornikov

Télérama >>> Dimitri Bortnikov secoue tant de lettres et de points d'exclamation, dans son livre-percussion, il jette tant de phrases à la face du monde, tant d'apostrophes aux vivants et aux morts, qu'on a l'impression qu'il a pris tout le langage disponible, ne laissant derrière lui que vide et silence. Là où passe la plume de Bortnikov, la parole ne repousse plus. Sauf après une période de réanimation, de jachère cérébrale. Alors le lecteur retrouve ses esprits et se dit qu'il n'a pas rêvé : une écriture céleste et rocailleuse lui est tombée sur la tête.

France Inter >>> Son nouveau roman Face au Styx est l'une des sensations de cette rentrée littéraire hivernale. L'écrivain Dimitri Bortnikov est l'invité d'Augustin Trapenard.

Marianne >>> Roman total, fresque enragée et féerique entre Paris et l'Asie, habitée par l'homme et par l'animal, Face au Styx est un des livres marquants de cette rentrée hivernale. “Marianne” a rencontré l'auteur, Russe naturalisé français vivant à Paris dans un hôtel de passe. Ça décoiffe.

COMMENTAIRES

    Artistes cités sur cette page

    Hervé Portanguen réalisateur

    Hervé Portanguen

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