Art plastique

Cécile Borne © Isabelle Nivet Sorties de Secours

Plasticienne, vidéaste, chorégraphe, Cécile Borne collecte, depuis des années, les tissus que rejette la mer sur les grèves. Elle les classe comme une entomologiste, elle en fait des œuvres où le tissu devient un medium en soi. Archéologue du textile, elle raconte des histoires où l’imagination tire les ficelles et où le sens n’est jamais tiré par les cheveux.

EXPOSITION

ARCHÉOLOGIE DE L’ABANDON

par Cécile Borne

Je travaille depuis des années sur ce que la mer nous renvoie de nous-mêmes. Je marche sur le rivage. J'arpente les grèves. L'estran est cet endroit de passage entre la terre et la mer, un espace toujours mouvant, où s'inscrit le mouvement entre soi et le monde. J'ai focalisé mes recherches littorales sur les tissus échoués, chiffons abandonnés par la mer dans le sable, vêtements élimés venus du large, fragments de mémoire, vestiges d'un monde flottant.
Par le jeu des métamorphoses, je redonne corps à ces matières désaffectées, insignifiantes à première vue, épuisées, grignotées. Je découds, démonte, assemble les fragments. J'interroge les lignes, les taches, les accidents. Je tente de reconstituer les bribes d'une histoire décousue.


Le vêtement est aussi un endroit de passage entre le corps intime et le corps social. Ces tissus portent en eux toutes ces strates mémorielles empilées, les traces de l'intime, du social, du chiffon à cambouis embarqué puis passé par‐dessus bord, de ses dérives océaniques, des traces géologiques de son enfouissement. Ces fragments de tissus nous parlent du travail de l'homme, du temps, de la mer.

Ces tissus-mémoire occupent la première salle de la galerie du Faouëdic.

Pendant 20 ans j'ai récolté ces fragments textiles sur les côtes de Bretagne et d'ailleurs. J'ai écarté de mon regard le plastique, pourtant bien présent sur le rivage. Cette matière particulièrement indésirable ne m'inspirait pas. Puis, je me suis dit qu'il fallait peut-être que j'arrête de faire l'autruche et que je porte un regard sur cette réalité. Ce déchet a aussi des choses à nous dire. Ont émergé Les indigènes du septième continent, un peuple qui habite les contrées plastiques et nous renvoie à notre inconséquence. Sa présence est le miroir de notre surconsommation galopante et de notre incapacité à gérer les déchets.
Le visiteur est invité à circuler entre objets, images, abstractions géométriques répétitives, accumulations étranges, mouvances organiques, détournements de fonds marins, appropriations plastiques. Il chemine à la rencontre de ce peuple, né de notre saturation consumériste.


Ce peuple du septième continent assemble les fragments, compose des rituels en liquidant la fonction première afin de laisser émerger un imaginaire ludique mais aussi inquiétant. Il habite un monde reconstitué par une esthétique de l'abandon, il invente de nouveaux codes, de nouveaux rites sur l'autel du grand désastre planétaire.

Les indigènes du septième continent occupent la seconde salle de la galerie du Faouëdic. À l’étage, dans l’espace vidéo, est proposée une Fenêtre corps/image, une sélection de portraits ciné‐chorégraphiques. Ces films courts (co‐réalisés avec Thierry Salvert) sont à mi‐chemin entre mon travail de chorégraphe et mon travail de plasticienne.

>>> une exposition de Cécile Borne à la Galerie du Faouëdic à Lorient

CHRONIQUE

Textures étonnantes

Cécile Borne © Isabelle Nivet Sorties de Secours
©Isabelle Nivet - Sorties de Secours

par Isabelle Nivet

D’abord, il faut les voir. Nous, on en voit jamais, des tissus, flottant dans la mer, enfouis dans le sable, coincés entre les rochers. Elle, elle voit. Elle sait où aller, quand y aller. Baie de Douarnenez, une petite cuillère à la main, elle désensable, désenvase, désincarcère, aussi précautionneuse qu’une archéologue sur des fouilles quadrillées, on a tous cette image en tête du pinceau qui chasse patiemment les grains de sable pour trouver la forme. Les tissus vivent leur vie dans la mer, et Cécile, elle, elle a appris à lire leurs étapes, à deviner leur histoire, leurs histoires. Celles de leur première vie et celles que leur ajoute la mer : Cette petite tache sombre, là, au coin de la poche, c’est typique d’un bic qui fuit... Ces traces noires, c’est caractéristique du cambouis qu’on essuie sur un chiffon... Ces auréoles orange, elles viennent de certaines plages qui sont chargées en fer. Les tissus enduits, eux, flottent toujours en mouvement, et l’enduit finit par disparaître sur les plis, imprimant, en quelque sorte, les mouvements de la mer sur le tissu... C’est l’addition de ces deux vies des tissus qui crée des textures exceptionnelles, étonnantes, nous ramenant à l’essentiel, des couleurs brutes, des beiges, des gris, des écrus, des blancs. Peu d’imprimés résistent, peu de couleurs survivent.


Dans une vitrine, une pièce incroyable : à six mois d’intervalle, Cécile a collecté les deux moitiés d’une même chemise, reconnaissable à sa frise imprimée. La partie gauche est devenu grise, l’autre est restée blanche. Cécile a sa petite idée là-dessus : La première a du séjourner froissée dans la vase, ce qui a créé cet effet batik et ce gris, la seconde est plus usée, on voit qu’elle a été brassée en surface.
Au fil du temps, Cécile a appris à lire le parcours de ses trouvailles : Le tissu échappe à l’archéologie maritime, il n’y a pas vraiment de recherches sur le sujet. Moi, je constate et je fais des hypothèses.
Des extrapolations, voire des scénarios, même, comme pour cette combinaison qui ne ressemblait pas aux autres : D’habitude, les combinaisons portent des traces de travail aux endroits où l’on s’essuie les mains, ou des coulures, des taches. Sur celle-là, il n’y avait que six taches très précises, aux coudes, aux genoux et aux fesses, et dans le dos, une inscription au marqueur : LATEUSS. J’ai cherché ce nom sur internet, trouvé des images d’un Brestois un peu fêtard, et l’hypothèse m’est venue que ce type pouvait être venu faire la fête aux Gras de Douarnenez, où il aurait porté cette combinaison à son nom. Aux Gras, qui sont très arrosés, on finit souvent à quatre pattes, ce qui expliquerait la position des taches. A la fin du carnaval, l’homme aurait balancé la combinaison à la mer.
Les tissus collectés par Cécile sont ensuite rincés, séchés, rangés par couleurs et par tailles. Commence alors le travail de plasticienne. Des toiles, où les tissus composent des histoires abstraites, ses haïkus de chiffon, et des installations comme des collections. Collection de casquettes, étrangement scalpées à l’identique par la mer, collection de vêtements, ou plutôt de parties de vêtements, qui présentent d’étranges similitudes avec le patronage des vêtements de haute couture, réalisé en toile écrue. Ces manches, devants, derrières, jambes ou cols, composent un immense tableau de dentelles naturelles : La maille, ou jersey, ne se transforme pas de la même façon que les autres tissus : des trous apparaissent jusqu’à former comme une dentelle, et la teinte redevient organique.
Le résultat, d’une grande poésie, c’est un mur entier couvert de pièces qui évoquent le vêtement sans plus en être, comme des épures, des idées de parures, à la fois très simples et merveilleuses. Une légèreté qui n’est pas forcément de mise avec l’installation qui leur fait face Disparition (notre photo) qui rend hommage aux migrants disparus en mer, composée de bustes de plâtre, moulés sur des anonymes et recouverts de tissus rejetés par la mer. Une métaphore puissante où le tissu devient statuaire, où le sens vient enrichir le plaisir, au sein de cette exposition très riche, qui comporte également un volet inédit, autour des matières plastiques, dont nous vous laissons la surprise, à vivre lors de votre visite...

BIOGRAPHIE

CÉCILE BORNE

Cécile Borne

Élevée au bord de la mer, sur les rivages de la Bretagne, Cécile Borne pratique depuis l’enfance la chasse aux trésors. Cette activité de naufrageuse détermine pour toujours sa fascination pour l’expérience de la limite et la poétique de la ruine.
Après des études d’arts plastiques à la Sorbonne, elle s’initie aux différents courants de la danse contemporaine à Londres et à Paris. Suivent quinze années de tournées internationales : Londres, Budapest, Prague (1987-88), Berlin (1989) et Paris, avec des compagnies chorégraphiques (Hervé Diasnas, Jérôme Thomas, Saburo Teshigawara).

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REVUE DU WEB

Mer(veille)

LE TÉLÉGRAMME >>> Le spectateur est accueilli par une installation inédite, autour d’un matériau qui a longtemps échappé au regard de la plasticienne : le plastique.

ART DESIGN TENDANCE >>> Dans ces œuvres sans titres, le tissu nous raconte des histoires : celle de l’artiste (qui aimait tisser lorsqu’elle était enfant), celle du tissu et de ses usages, celle des corps qui l’ont porté. Le tissu par ses plis et ses trous nous parle de mouvement, de temps, d’usure.

France CULTURE >>> Un certain art de la récupération.
Cette émission, construite sous forme d’un vagabondage et d’un troc de lieux, de pensées et d’objets s’articule autour d’un certain art de la récupération et d’une manière de composer avec les restes en les détournant. Elle témoigne d’une façon de contempler, d’écouter et d’inventer le monde en exhumant des déchets, des trésors insoupçonnés. Une guenille devient un tableau, un rasoir jetable une flute de pan et des bouts de phrases se transforment en un cadavre exquis poétique.

COMMENTAIRES

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