Otok, journal de résidence de Lou Raoul à Split, en Croatie, fin 2013, est un drôle de journal cependant. écrit à la troisième personne du singulier (Kim), et si peu chronologique, avec allers et retours incessants sur une série de dates, les mêmes. Mais ce qui frappe surtout est l'emploi du conditionnel, qui gagne chaque notation, y compris la stricte réalité des lieux (et au nord-ouest du mont Dinara la Cetina prendrait sa source.), et des dates (ce serait le 10 décembre.). Ainsi le récit, brouillé, semble constamment mettre en doute ce qui est décrit - le mettre à distance.
Lou Raoul, soustraite à son quotidien, confrontée à une culture autre, décrit ce sentiment d'isolement (ou d'insularité - otok signifie île en croate) qui la submerge. Étrangère, et toute portée vers cet étrange. La langue, en premier lieu, qu'elle ne parle ni ne comprend. Aussi, autant décider que toutes les femmes se nommeraient Tea / tous les hommes se nommeraient Mladen. Et l'écriture est parsemée de noms croates, dont les sonorités participent de la musique du texte, à côté des distorsions de la phrase habituelles à l'auteure. Mais si, au premier abord, il n'y a rien de spécial à dire des journées vécues ici (des clichés, somme toute), la réalité de la Croatie, c'est plus profondément la question de la guerre, encore si présente. Que peut en dire une étrangère, sinon au conditionnel ? La sentir, l'évoquer, comme entre les lignes (le chiffre de six mille suicides / puis tout ce que Kim tout ce que ). Les ruines, la souffrance et le silence s'imposent malgré tout au fil des jours, et l'étrangère est alors un peu moins étrangère - mais sans doute davantage à elle-même : déplacée - de soi, en soi.
Lou Raoul vit en Bretagne où elle est née en 1964. Depuis 2008, elle publie dans diverses revues (Verso, Décharge, N4728, Liqueur 44…). Outre les trois recueils publiés aux éditions Isabelle Sauvage, sont parus Sven (éditions Gros Textes) et Else comme absentée (éditions Henry), tous deux en 2011, ainsi que Exsangue (pré#carré éditeur, 2012) et, en 2014, Kim m’apprivoise aux éditions Approches. Son travail d’écriture, qui oscille entre prose narrative et poésie, se retrouve dans les chantiers qu’elle mène en spectacle vivant et en arts plastiques. Son dernier livre, Most, a été publié par les éditions La Dragonne en juillet 2016. Son blog tente des fenêtres ouvertes sur ses friches personnelles et vers d’autres univers.
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