Quel modèle ?

samira sourit - blue

Tourné à Saint-Malo et Rennes, Blue dégage un parfum de Nouvelle Vague, de pousse-toi de là que je m’y mette, à coups de saxophone rageur. Quelque chose de l'impertinence du Godard des années 1980 aussi, n’hésitant pas à ridiculiser les postures des dominants et à placer les dominés sous le signe de la lutte des classes.

Frédéric Bayer Azem, le réalisateur autodidacte du film, a voulu que Blue réinitialise l’image de la femme qui porte le voile, et lui insuffle une vie propre qui échappe aux préjugés, démarche iconoclaste à laquelle il accède avec style et la complicité de l’impeccable Asmaa El Hadrami, en cliente insolite d’un revendeur de bagnoles.

FILM

BLUE

de Frédéric Bayer-Azem (2021 - 27’)

Samira va enfin acheter sa voiture, il faut se décider sur le modèle. La nuit tombe, les ombres rôdent.

>>> un film produit par Martin Bertier et Helen Olive pour 5a7 Films

INTENTION

Dégagez de là, de l'air !

blue, arme du crime

par Frédéric Bayer-Azem

Il y a quelques années, lors d'un atelier cinéma avec des jeunes de quartier, nous ironisions sur la médiocrité des fictions françaises. Ils sont las d'être représentés de façon dépréciative ou pour réciter un catéchisme républicain, quand ça n'est pas le règne du cool, en mode nous, on veut juste kiffer la life, et son lot de récits lisses et anémiques comme s’il fallait rassurer les braves gens.

Le film que les jeunes avaient écrit et réalisé à l'atelier était à des années lumières d'une entreprise de séduction, il combinait un souffle phénoménal, des personnages bouleversants et une odeur de soufre. Réussir à faire ça en cinq jours, c'est fort. On a essayé de l'envoyer en festival, mais on a vite constaté que c'était compliqué (c'est limite si on reprochait au film d'avoir trop de passion et de folie). Avec les jeunes, on se disait que même si c'est la petite bourgeoisie intellectuelle qui impose son regard et décide de ce qui est respectable ou pas (qu'elle s'étouffe avec sa diversité, nos familles ne sont pas des crayons de couleur, ce sont des vies et des histoires), nous n'avons rien à attendre d'elle donc déblayons, écrivons et filmons, encore et encore, dégagez de là et de l'air. Ces derniers mots sont un peu l'acte de naissance de Blue.


Dans le même temps, beaucoup de femmes qui me sont proches sont victimes d'agressions islamophobes qui se multiplient : voiles arrachés, insultes, croix gammée taguée sur la boite aux lettres… en plus des attaques politiques et médiatiques quotidiennes, dans le seul but d'instaurer une pression permanente. Le combat de nombreuses mères des quartiers qui luttent, se rassemblent et s'organisent pour protéger leurs enfants des traitements d'exception et d'oppression, notamment le droit de traquer et de tuer, ça me touche aussi. Revoir Le Vent des Aurès (1966) de Mohammed Lakhdar-Hamina (fabuleuse Keltoum qui ne reculera jamais pour retrouver son fils, raflé dans un camp, indifférente aux intimidations des soldats français) m'a aussi beaucoup marqué. Dans Blue, je représente une femme tenace, déterminée, touchante, indépendante, car elle ressemble aux femmes que je connais. Dans les retours que j'ai eu de nombreux festivals, je sentais un malaise… ça ne concorde pas avec l'image occidentale que beaucoup ont d'une femme qui porte le voile : effacée, forcément soumise, donc à sauver et éduquer. Puis, je lis une nouvelle de Russell Banks qui me donne une impulsion pour écrire quelque chose. Je me suis demandé comment je pouvais amorcer un récit, mais en contournant l'axe naturaliste qui m'indiffère. Donc ça signifiait m'amuser avec d'autres codes, multiplier les virages et les imageries à la limite du mauvais goût et foutre partout des bâtonnets de dynamite. Je sais regarder, je sais écouter, je sais aimer, mais j'aime me dire que le cinéma, tu le fracasses, tu le découpes et basta. Faut que ça fourmille, faut que ça épuise. Les secousses provoquent toujours de l'émotion ou du rejet, c'est le jeu. Dans la tête, j'avais des chansons (CRM de Arthur Jones, Ya maknine ezzine de Mohamed El Badji), des images (un bouquet de glaïeuls, peut-être à cause de Marnie*), les peintures de Augustin Frison-Roche, des souvenirs, je pensais au chant des merles, etc. Avec tout ça, j'ai fait ma tambouille ; les intentions ne m'intéressent pas, c'est le hasard et les impulsions qui créent du sens. Tourner de nuit dans un parking, c'était la promesse de tâter un territoire labyrinthique, peuplé d'objets inertes et de présences fantomatiques, mais j'ai surtout cherché à en faire une sorte de caisse de résonance du monde et à débusquer les souffles de vie. C'était émouvant de tourner ces scènes en périphérie de Saint-Malo, car pour moi c'est surtout la ville de la grève historique, entre 1975 et 77, des ouvriers du chantier naval de la Siccna, c'est-à-dire le plus long conflit social de France. 652 jours d'occupation d'un thonier, mais une victoire à la fin. La lutte paie. Il est d'ailleurs regrettable de constater l'apathie de beaucoup de mes collègues, qui tournent la tête face aux combats de la classe ouvrière et de la jeunesse précarisée. On ne les voit jamais sur les blocages ou les piquets de grèves, car ils ont un scénario à terminer – dédicace à Adèle Haenel, présente à Gonfreville en solidarité avec les camarades raffineurs de TotalÉnergies. Qui nettoie avec des produits toxiques les allées et sièges des salles de cinéma pour un salaire de misère, et avec des horaires décalés, pour que le public aille voir confortablement les machins de Xavier Giannoli ? Je pense à Godard en 1968 à Cannes quand il se fait chahuter par le bloc bourgeois : Je vous parle solidarité avec les étudiants et les ouvriers et vous me parlez travelling et gros plan.

* L'image d’un bouquet de glaïeuls rouges déclenche une vision chez la protagoniste dans Pas de printemps pour Marnie, d’Alfred Hitchcock, ndlr.

BIOGRAPHIE

Frédéric Bayer-Azem

Frederic Azem realisateur

Autodidacte et de formation ouvrière, Frédéric Bayer Azem découvre un jour Les Cheyennes de John Ford qui donne naissance à un désir de cinéma. Prenant tardivement connaissance de l'appel à projets du GREC (qui finance les premiers films), il tente sa chance en écrivant un scénario (Les Ficelles) en quelques jours. À sa grande surprise, il est soutenu. Depuis, il continue de faire des films, généralement en autoproduction. Son dernier film, Blue (produit par 5 à 7 Films), a été tourné à Saint-Malo et Rennes et a obtenu le prix de la presse au festival Côté Court de Pantin.

REVUE DU WEB

Islamophobie en France

LE POLYESTER >>> Entretien avec le réalisateur de Blue à propos du tournage, de la photographie, de la direction des acteurs, du propos politique, et de sa vision du cinéma en général.
ENAR >>> Le Réseau européen contre le racisme publie une étude sur l’impact de l’islamophobie sur les femmes musulmanes en France.
MÉDIAPART >>> Être une femme musulmane en France, c’est porter le poids d'une multitude d’oppressions.
CNRS >>> Une peur constitutive de l'identité européenne ? L’islamophobie en France au regard du débat européen.

COMMENTAIRES

    CRÉDITS

    avec Asmaa El Hadrami, Estelle André Chabrolin, Renely Alfred
    réalisation Frédéric Bayer Azem
    scenario Frédéric Bayer Azem

    image David Ctiborsky
    son Laura Chelfi
    montage Marine Chiu

    montage son Grégoire Chauvot
    mixage Simon Apostolou
    production Martin Bertier et Helen Olive pour 5a7 Films

    Artistes cités sur cette page

    Frédéric Bayer-Azem

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