Le basculement 1&2

Pancarte Patrick Prado

Chercheur en sciences sociales depuis les années 70, Patrick Prado a utilisé le cinéma et l’écriture pour sonder le contemporain et questionner son propre rapport à la Bretagne. Basculement 1&2 sont ses œuvres maîtresses.

L’œuvre de Patrick Prado est incandescente : ses mots, la manière de les dire, l’expérience vécue et relatée… tout cela concourt à une expérience cinématographique marquante. Ses films interprètent le contemporain, celui des bouleversements / basculements qu’ont produit les dernières décennies. En cela, ils méritent qu’on s’y attarde, tout comme les textes qu’il a produit en tant que chercheur en sciences sociales. KuB revient sur une œuvre à la fois scientifique, poétique et politique.

Premier volet de cette rétrospective : deux films qui embrassent la vie et l’œuvre de Patrick Prado, deux œuvres qui agrègent des images prises à plus de trente ans de distance : Un secret bien gardé et Un monde enragé. Il y sonde ici la question du temps et du territoire, de la soudaine disparation de la vie paysanne et de l’arrivée des néo-ruraux dont il a lui-même fait partie, ayant réinvestit dans les années 70, avec quelques amis, un hameau de l’arrière-pays lorientais.

Patrick Prado est venu nous rencontrer en voisin (il passe l’été dans sa maison de famille à l’île aux Moines), découvrir notre petite équipe et notre « atelier » comme il lui plaît de le nommer. Cette rencontre a été réjouissante, à la fois passage de témoin et promesse de construire quelque chose ensemble, bientôt.

FILM

BASCULEMENT 1 : un secret bien gardé

Patrick Prado (2008 - 40’)

1972, c’était la fin des paysans ; ils étaient partis du village et nous, nous arrivions chez eux. Ils ne sont jamais revenus ; nous nous sommes installés à leur place. Une population est remplacée par une autre, un sauve qui peut général, un village siphonné. Le village s’appelle Névédic, dans le Morbihan. Nous allions vers des temps nouveaux, que nous refusions obstinément. Le joli mai 68 était passé par là. Par quoi allions-nous remplacer la vie paysanne qui disparaissait peu à peu ? Nous n’en avions aucune idée pendant que s’élevaient partout les accents accablants et menaçants de la modernité.

FILM

BASCULEMENT 2 : un monde enragé

Patrick Prado (2011 - 28’)

Anjela Duval, poétesse et agricultrice dans les Côtes d’Armor, personnage emblématique de la résistance à la disparition de la culture paysanne bretonne dans les années 70, témoigne des conditions difficiles du métier d’agriculteur et observe que les jeunes abandonnent progressivement les fermes et les villages pour aller travailler en ville.

INTENTION

Investir et quitter le territoire

Image ferme le basculement

Par Patrick Prado

Dans Le basculement 1&2 j’essaie de réfléchir pour savoir d’où nous venons, qu’est-ce qui nous a construits à cette époque-là. Pour nous, c’est en partie la fin des paysans, qui est aussi une des explications du chaos d’aujourd’hui. Basculement 1 : un secret bien gardé est un film très personnel. Je ne l’ai pas fait tout à fait seul. Yves de Perreti est venu m’aider, et Gheerbrant à un moment donné. 40 ans après, j’ai dit : Voilà le temps qu’on a vécu. Je fais un commentaire sur ce temps-là. C’est du super 8, sonorisé après coup. Le monteur, Marc-François Deligne, a trouvé des bouts d’ambiance pour créer un climat. La scène se joue en Bretagne entre les années 1970 et le début du 21e siècle.


De jeunes urbains s’installent à la campagne dans un village déserté par les paysans qui l’habitaient. Qu’est-ce que ce lieu qui avait plus de mille ans d’âge ? Il est l’exemple même de ce que deviennent peu à peu tous les lieux du monde : sans lien entre hommes, paysages, animaux, nature, sans symbolique ; sans rituels, sans interaction des résidents, sans production pérenne, sans transmission, sans langue. Un lieu sans qualités, comme l’homme sans qualités. Un lieu post-?, mais post-quoi ? Est-ce encore un lieu ? Son dernier avatar se trouve sur Internet dans la rubrique Rent a fabulous cottage. Comme pour les annonces de vacances hôtelières, on montre l’hôtel et ses services et il n’est plus besoin de préciser où il se trouve.
Je m’aperçois que j’ai toujours travaillé sans le savoir sur les mêmes thèmes, que ce soit par l’écriture au CNRS ou au cinéma : Comment on crée un espace ? Comment on l’investit ? Comment on quitte un village ? Comment se crée du territoire ? Ce qui m’intéressait, c’était comment les gens vivent sur un territoire et pendant combien de temps.

ENTRETIEN

Mes films, c'est une voix

Pancarte Patrick Prado

FILMER SEUL
Le fait de filmer seul est un bon apprentissage : tu t’enseignes à toi-même à faire du cinéma. Est-ce que ça produit une esthétique ? Je crois que oui, cela ne peut pas être pareil. Si tu filmes quelqu’un, ce n’est pas la même chose lorsqu’une équipe s’installe, avec des projecteurs. L’idée, c’est de garder la vérité des gens. C’était parfois plus marrant de tourner à deux que tout seul, mais on savait que seul, on pouvait se démerder. Comme dans le péché : et tout seul et avec d’autres.

LA FORCE NARRATIVE DU SON
S’il n’y a pas l’image, je ne me plains pas tellement, s’il n’y a pas de son, je suis malheureux. C’est difficile de faire un bon son. Le preneur de son est plus important que le preneur d’images. Je le prends quand j’ai de l’argent.


LE MARCHÉ DU FILM
Ce qu’on fait n’est pas recherché, on n’est pas dans la norme du commerce. Et on s’en fout. J’ai vendu cinq ou six films à la télé, dont un film sur la tempête à France 3 Bretagne. Pas plus. Aujourd’hui, tout ce qui est hors circuit est impossible à diffuser.

RELATION AVEC LE PUBLIC

Même sur des sujets qu’ils veulent avoir, ils ne veulent pas acheter. Ils ont leurs équipes, payés au mois. J’ai vu la tempête de 87, filmés par 25 opérateurs de la télé. Tu es accablé d’ennui, 5 ou 6 auteurs ont fait des films sur un ton différent sur cette tempête, aucun de leur film n’est passé.

LE (GRAND) PUBLIC
J’ai l’occasion de montrer mes films 15-20 fois par an, y compris dans un truc improbable, sous une tente, avec un écran en drap… C’est complètement ringard, mais j’adore ça. Des gens sont venus sous la pluie parce que le sujet les intéresse. Ces petites séances me rappellent le début du cinéma militant. Ça engage tellement, l’intérêt des cinquante personnes qui sont là ! C’est intéressant d’être tout seul avec son film ; on se jette à l’eau, à chercher un dialogue possible avec des gens qui en ont parfois gros sur la patate. J’aimerais avoir un grand public, quand même, mais je ne l’ai pas…

BIOGRAPHIE

Patrick Prado

Patrick Prado

Patrick Prado est chercheur sur l’anthropologie des idées, en retraite du CNRS. Il réalise ses premières vidéos dans les années 70, muni d’une caméra offerte par Simone Signoret et Yves Montand. Il accompagne les luttes paysannes et ouvrières en Bretagne comme la guerre du lait. Avec d’autres militants tels que Geneviève Delbos et Jean-Louis le Tacon, il fonde un groupe Torr e Benn (Casse-leur la tête : devise des paysans bretons les Bonnets rouges). En 1983, ce collectif donne naissance à l’Association Populaire d’Images Cinéma (APIC), dans laquelle Patrick Prado pratique la contre-information, l’enquête sociale et l’art vidéo. Il pose un regard curieux sur les aspects du réel (mécanismes et métamorphoses) et retranscrit ses explorations et ses passions.

COMMENTAIRES

  • 28 Octobre 2021 18:48 - Huot De Saint Albin

    Magnificot

    Magnifique et tellement la

  • 12 Juin 2017 23:38 - eno

    Tout est dit de ce qui nous arrive, de cette nostalgie pour un futur qui ne viendra pas.... si nous n'y prenons garde.
    Un grand merci pour cette découverte pour ce regard tranchant qui donne envie d'en savoir plus et de résister encore et encore.

CRÉDITS

LE BASCULEMENT 1

image Patrick Prado, Yves de Peretti, et en 2007, Ivan Verbizh
montage Marc-François Deligne
participation IIAC – CNRS, du Centre d’ethnologie française, du Musée national des arts et traditions populaires, de Cahiers d’art
soutien CNC, Mission Ethnologie du Ministère de la culture
production Mirage illimité

LE BASCULEMENT 2

image et son Patrick Prado, Yves de Peretti, Jean-Louis Laneres
montage et mixage Marc-François Deligne
voix Yves de Peretti
participation CEM – IIAC – CNRS
soutiens Région Bretagne, Cinémathèque de Bretagne
production Mirage illimité et Boemerezh

LES CITATIONS

Basculement 1 Angela Duval, François Cusset, Dante, Debord et Vaneigem, Deleuze et Derrida, Eisenstein, Heidegger, Perrec, Straub et Huillet
Basculement 2 Baudoin de Bodinat La vie sur terre, Encyclopédie des nuisances 2008 et JS Foer Faut-il manger les animaux ? Ed l’Olivier

Artistes cités sur cette page

Patrick Prado

Patrick Prado

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